À l’occasion de la parution de son nouveau livre « Les chimpanzés et le télétravail. Vers une (R)évolution anthropologique ? » (éditions Eyrolles), Pascal Picq, paléoanthropologue, s’est confié à Allain Bougrain-Dubourg.

Étant expert du passé, es-tu le mieux placé pour envisager l’avenir ?

Cette question récurrente enferme le paléoanthropologue dans la caverne d’un passé révolu. Cela devient agaçant de supporter les clichés. Je ne suis jamais allé voir de psy mais cela va finir par arriver. Plus sérieusement, la préhistoire n’est pas dans la contrainte du temps écoulé. Comme pour l’histoire, ses problématiques proviennent des grandes interrogations de notre temps, comme les changements climatiques, les questions de biodiversités, celle des femmes, encore à peine explorée… La Paléoanthropologie est très actuelle car elle embrasse deux aspects : le grand passé, celui de Lucy, du feu, de Cro-Magnon, de l’art des cavernes, des diversités humaines… et, d’autre part, l’anthropologie évolutionniste, c’est-à-dire notre évolution en train de se faire actuellement. Et aujourd’hui, je m’intéresse justement aux conséquences des transformations numériques de nos sociétés. Les problématiques sont les mêmes, qu’il s’agisse de l’invention du feu, des silex biface ou du smartphone. D’où mon essai L’Intelligence artificielle et les Chimpanzés du Futur (Odile Jacob 2019) et Les Chimpanzés et le Télétravail qui paraît chez Eyrolles (juin 2021).

Le principe de l’évolution a mal été interprété…

Je confirme. L’évolution, ses mécanismes, bonjour les archaïsmes de notre temps ! La sélection naturelle n’a jamais été la loi du plus fort ou un processus éliminatoire. Les mots ont un sens, non ? Comme si sélectionner les joueurs de l’équipe de France de handball consistait à éliminer les autres ? Ce raccourci inacceptable a effacé l’essentiel du message de l’évolution, la notion d’interaction au sein des écosystèmes par exemple (la coévolution) ou les solidarités ou entraide au sein de population (éthologie). La sélection naturelle ne consiste pas à éliminer, elle favorise tout au contraire les variations les plus favorables dans des circonstances données, mais sans éliminer les autres. L’amalgame qu’on en a fait est hallucinant !

Cela mérite que tu te mettes en colère ?

Il faut dire les choses et fermement, si nécessaire. La France reste l’un des pays les plus obstinément anti-darwiniens. Tout écart à la norme est condamné. Nous sommes le pays qui élimine le plus sur la différence. En témoigne notre système éducatif. Alors que la pensée dominante est anti-darwinienne selon les canons imbéciles évoqués, notre école trie avec les dérives socialement délétères de la méritocratie. Depuis trois décennies, les inégalités et les exclusions sociales s’accentuent.

Le rire est-il toujours le propre de l’Homme ?

Il ne l’a jamais été et je l’ai vérifié bien souvent notamment avec un groupe de chimpanzés étudié à Arnhem, aux Pays-Bas. « Mama », une femelle devenue une célébrité, me regardait en souriant lorsqu’elle voyait des visiteurs grimacer devant elle croyant mimer les singes ! Franchement, ce n’était pas à l’avantage de mon espèce. Globalement, les progrès de l’éthologie ont fait tomber les critères discrets d’autrefois. L’outil n’est pas le privilège de l’Homme. Bien des espèces animales en utilisent. La vie sociale, la copulation face à face, et même des formes de communications culturelles et symboliques, ne relèvent pas non plus de l’exclusivité humaine.

Cela dit, nous nous distinguons notamment par notre rapport à notre environnement technique et culturel…

Effectivement, depuis Homo Erectus, depuis 2 millions d’années avec le feu, les silex, les habitats… nous modifions nos environnements. Nous sommes des transformateurs de mondes et bien les seules espèces avec une puissance écologique telles que nos populations se sont installées dans tous les écosystèmes. Autre particularité, nous sommes des organismes extrêmement plastiques sur le plan physiologique, morphologique et cognitif. Ma génération, avec le même patrimoine génétique, a gagné 20 centimètres de stature et près de 25 ans de longévité… Et puis surtout, les Sapiens que nous sommes se posent cette question ontologique fondamentale : « D’où venons-nous ? ». Les sciences et ma discipline ne participent de ce grand questionnement que depuis deux siècles, non sans heurter d’autres récits de commencements…

Et l’avenir, on maîtrise ?

L’avenir n’est jamais serein, car toujours au conditionnel. Les pires horreurs de notre histoire proviennent des promesses d’avenirs radieux sur la terre comme au ciel. Notre plasticité est rudement mise à l’épreuve par nos environnements technologiques et culturels. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de notre évolution dont nous sommes les acteurs principaux. On la date : 2007. Cette année-là, la majorité de la population humaine est urbanisée ; arrive le smartphone et c’est l’explosion de l’intelligence artificielle dite moderne. La conjonction des trois conduit aux utopies des smart_cities. Un petit coronavirus a grippé tout cela.

On assiste à la victoire de l’intelligence artificielle ?

C’est curieux ces paniques devant les autres intelligences, qu’elles soient animales ou artificielles. Si certaines intelligences animales sont plus proches de la nôtre, comme celles des grands singes, il en va tout autrement des intelligences sans cognition ni émotion des machines. Nos débats se focalisent sur le remplacement par les machines, encore une émanation de notre imbécilité anthropocentrique qui évalue tout à l’aulne de son nombril. Nous entrons dans l’ère à la fois des intelligences et de l’empathie.

Qu’est-ce qui nous menace alors ?

Pour moi le pire danger, c’est le confort. La génération actuelle qui fait tant de reproches à la mienne a 100 fois plus consommé au même âge. Plus jeune, on ne pensait même pas à prendre l’avion. Il faudra que j’écrive une « lettre à Greta » sur ce thème ! Je ne nie pas les responsabilités de ma génération sur l’état actuel de la planète. Toute époque de l’histoire humaine se définit comme un compromis entre les avantages et les inconvénients. On a tardé à prendre conscience de la prévalence des inconvénients depuis quelques décennies et ma génération en porte la responsabilité. Mais les jeunes générations doivent aussi réfléchir à leurs modes de vie et de consommation. Je m’inquiète des conséquences de la sédentarité, de la désaffection pour les activités sportives et la sexualité, l’obésité, la perte de fertilité et toutes les maladies civilisationnelles liées aux pollutions, la malbouffe et autres.

Comment prendre du recul pour juger ?

Il faut s’interroger sur ce qu’on appelle en éthologie les causes immédiates et les causes ultimes. Les premières, qui sont les plus en usage, donnent la part belle au paraître, au discours du moment, à l’interprétation sans recul des événements. Les secondes s’interrogent sur le monde de demain, les enjeux essentiels comme l’écologie. On passe à côté du crucial au profit de l’immédiateté en ayant la naïveté de croire que les nouvelles technologies vont tout résoudre. C’est archi faux. Au mieux elles peuvent contribuer à nous aider dans nos choix.

A propos de la société, tu t’es penché sur la condition féminine avec le livre Et l’évolution créa la femme (Odile Jacob). La femme a payé cher…

Ce qui m’a intéressé, c’est de constater combien notre « évolution sociale » nous conduit aux pires sévices envers les femmes alors que chez les chimpanzés, par exemple, c’est inenvisageable. Il n’y a pas de fatalité ou de malédiction de la violence des mâles envers les femelles dans notre lignée. Notre famille des chimpanzés, des bonobos (les chimpanzés graciles) et les humains actuels – les hominidés – provient d’un même ancêtre commun africain qui date d’entre 5 et 7 millions d’années. Alors que les bonobos sont plus proches des chimpanzés – normal, ce sont des chimpanzés au sens large –, les premiers sont égalitaires et les autres coercitifs, voire violents, mais jamais de viol ni de meurtre de femelle. Il se trouve, hélas, que la majorité des sociétés humaines se montrent à la fois discriminatoires, coercitives et violentes envers leurs femelles que sont les femmes. Et ce n’est pas un fait de préhistoire tant notre modernité a rationalisé et conceptualisé les dérives sexistes, à l’instar du Code Napoléon.

Quel est le Graal d’un paléoanthropologue, découvrir un ossement inconnu ou comprendre un comportement ?

Mon Graal, c’est quand je peux dire : « Eurêka, on avait tout faux ! » Autrement dit, faire avancer les connaissances en admettant que l’on s’est trompé. Mais comme un chien et son os, on ne lâche pas un paradigme facilement, ni sans grogner. J’avoue aussi que j’ai bien souvent espéré découvrir ce qu’il y a dans la tête des chimpanzés : comment nous voient-ils ? C’est tout le génie de la nouvelle de Pierre Boulle qui, en inversant les rôles, rend notre position insupportable. Dans la dernière série des films inspirés de La planète des singes, César, le leader des chimpanzés révoltés, se redresse sur ses jambes et glisse à l’oreille de son ami humain : « César est chez lui. » J’en ai eu la chair de poule. J’aurais tant voulu m’entretenir avec lui !

Serons-nous encore là dans 3 000 ans ?

Sans aucun doute, la question étant de savoir dans quel état ! Sapiens, notre espèce, existe depuis 300 000 ans. La durée de vie moyenne d’une espèce se situe entre 500 000 ans et 1 million d’années. Alors, 3 000 ans …

Laisser un commentaire